CADRE AU FORFAIT = OPEN BAR SUR LA DURÉE DU TRAVAIL ?

Publié le 30 août 2023


Le recours de plus en plus fréquent au forfait par les employeurs amène à s’interroger sur les conditions, garanties et risques accompagnant ce dispositif.
La grande majorité des cadres au forfait considèrent que leur durée du travail est indifférente et par conséquent qu’ils peuvent être sollicités à n’importe quelle heure du jour, quel que soit le jour de la semaine.
La réalité juridique est pourtant totalement différente.

 

De quoi parle-t-on ?

Des salariés cadres en forfait annuel en jours (ou forfait-jours).

Si la durée du travail peut également être organisée selon un forfait en heures (hebdomadaire, mensuel, annuel) nous nous concentrerons sur le forfait-jours.

Selon une étude statistique, près de 50% des cadres de France se voient appliquer un forfait annuel en jours [1].

Le forfait-jours correspond à une organisation de la durée du travail dérogatoire aux dispositions classiques (35 heures de travail/semaine).

En pratique, le forfait-jours s’organise comme suit : le contrat/l’avenant prévoit un nombre de jours travaillés sur l’année (218 jours par exemple).

Le solde correspond aux jours de repos, de congés, aux RTT et aux jours fériés.

Le nombre de RTT varie d’une année sur l’autre selon le nombre de jours fériés tombant sur un jour travaillé : par exemple, pour un forfait de 218 jours en 2023, le nombre de RTT se calculera ainsi : 365 (jours sur l’année 2023) – 218 (jours de travail inclus dans le forfait) – 105 (samedi et dimanche) – 25 (jours de congés payés légaux) – 9 (jours fériés tombant sur un jour travaillé) = 8 jours de RTT.

En contrepartie, le salarié n’est pas soumis aux dispositions légales classiques en matière de durée du travail : par application de l’article L3121-62 du Code du travail, ne sont pas applicables aux cadres au forfait-jours, les dispositions suivantes :

  • Durée quotidienne maximale de travail : 10 heures,
  • Durée hebdomadaire maximale de travail : 48 heures,
  • Durée légale de travail : 35 heures.

Sous quelles conditions se voir appliquer un forfait-jours ?

Les conditions d’application du dispositif sont prévues aux articles L3121-58 et suivants du Code du travail. En synthèse, les conditions sont les suivantes :

  • S’agissant du salarié :
    • Cadre disposant d’une autonomie importante dans l’organisation de son travail et exerçant des fonctions le conduisant à ne pas suivre l’horaire collectif ;
    • Salarié dont la durée du travail ne peut être prédéterminée et disposant d’une même autonomie.
  • S’agissant du dispositif : le forfait doit être prévu par un accord collectif (d’entreprise ou à défaut de branche) stipulant de nombreuses garanties.

Quelles sont les garanties encadrant le forfait-jours ?

D’une part, l’accord collectif permettant la mise en place du forfait-jours doit comporter les garanties suivantes  :

  • Les catégories de salariés susceptibles de conclure une convention individuelle de forfait,
  • La période de référence du forfait, qui peut être l’année civile ou toute autre période de douze mois consécutifs,
  • Le nombre d’heures ou de jours compris dans le forfait, dans la limite de deux cent dix-huit jours s’agissant du forfait en jours,
  • Les conditions de prise en compte, pour la rémunération des salariés, des absences ainsi que des arrivées et départs en cours de période,
  • Les caractéristiques principales des conventions individuelles, qui doivent notamment fixer le nombre d’heures ou de jours compris dans le forfait,
  • Les modalités selon lesquelles l’employeur assure l’évaluation et le suivi régulier de la charge de travail du salarié,
  • Les modalités selon lesquelles l’employeur et le salarié communiquent périodiquement sur la charge de travail du salarié, sur l’articulation entre son activité professionnelle et sa vie personnelle, sur sa rémunération ainsi que sur l’organisation du travail dans l’entreprise,
  • Les modalités selon lesquelles le salarié peut exercer son droit à la déconnexion.

Récemment, la Chambre sociale de la Cour de cassation a invalidé les accords forfait-jours attachés à la convention collective de l’automobile et à celle des prestataires de service dans le secteur tertiaire .

Les juges ont considéré que les accords forfait-jours ne sont pas propres à garantir que l’amplitude et la charge de travail restent raisonnables et assurent une bonne répartition, dans le temps, du travail de l’intéressé, et, donc, à assurer la protection de la sécurité et de la santé du salarié.

D’autre part, l’employeur doit assurer un suivi effectif et pratique de la charge et de la durée du travail de son salarié . Il peut le faire en mettant en place :

  • Des entretiens semestriels récapitulatifs évoquant la charge de travail, l’organisation du travail, l’articulation entre la vie professionnelle et la vie personnelle ;
  • Des relevés déclaratifs signés et validés entre le supérieur hiérarchique et le cadre au forfait ;
  • Un dispositif d’alerte de la hiérarchie en cas de difficulté.

La jurisprudence en la matière est intransigeante :

  • la preuve du respect de ces garanties incombe à l’employeur  ;
  • l’organisation d’un simple entretien annuel est insuffisante  ;
  • l’existence d’un relevé des journées travaillées est insuffisante si ce relevé ne sert pas de support à un suivi régulier par l’employeur de la charge de travail ;
  • le contrôle du respect des durées raisonnables de travail ainsi que des repos journaliers et hebdomadaires ne doit pas reposer exclusivement sur l’engagement du salarié à y veiller.

Quelles sont les conséquences en cas de violation des conditions/garanties ?

Si les conditions / garanties ne sont pas respectées, les conséquences sont considérables pour l’employeur.

D’abord, le forfait annuel en jours du cadre serait jugé nul ou privé d’effet par la juridiction. La subtilité entre les deux est simple :

  • si les conditions du forfait ne sont pas remplies, le forfait est nul ;
  • si les garanties entourant le forfait ne sont pas effectivement mises en œuvre par l’employeur, le forfait est privé d’effet.

Dans ces hypothèses, la durée légale du travail trouve à s’appliquer et le salarié peut réclamer le paiement des heures supplémentaires majorées au titre du travail effectué au-delà de 35 heures par semaine .

Cette conséquence est à mettre en parallèle avec la jurisprudence récente de la Chambre sociale de la Cour de cassation tendant à aménager très favorablement au salarié la charge de la preuve des heures supplémentaires.

A titre d’exemple, est considéré comme suffisant pour obtenir le paiement d’heures supplémentaires, le simple tableau établi par le salarié pour chaque année concernée, indiquant chaque semaine le nombre d’heures supplémentaires travaillées selon lui .

Concrètement, un salarié peut se présenter devant une juridiction et affirmer avoir réalisé 200 heures supplémentaires sur les 3 dernières années (limite de la prescription légale pour les salaires). Si l’employeur ne produit aucun élément contredisant le salarié, le juge est fondé à condamner le premier au paiement des heures supplémentaires.

De plus, lorsque le nombre d’heures supplémentaires dépasse le contingent annuel (220 heures s’agissant du contingent légal), le salarié a droit à une contrepartie obligatoire en repos générant une indemnité si ce repos n’a pu être pris durant la relation de travail.

Cette indemnité s’élève à 50%/100% des heures supplémentaires dépassant le contingent, selon que l’entreprise emploie -/+ de 20 salariés.

Par ailleurs, le salarié pourra également solliciter le versement d’une indemnité pour travail dissimulé correspondant à 6 mois de salaire . Cette dernière demande nécessitera pour le salarié de faire la démonstration d’une intention de l’employeur de dissimuler son activité (ce qui peut se déduire du travail selon des amplitudes horaires considérables, du travail pendant les périodes de suspension du contrat (arrêts maladie, congés payés, etc)).

Enfin, la Chambre sociale de la Cour de cassation a jugé que le non-respect par l’employeur des dispositions nécessaires à garantir une amplitude et une charge de travail raisonnables d’un salarié cadre constitue un manquement à l’obligation de sécurité de nature à causer un préjudice au salarié .

Ainsi, le salarié pourra également solliciter des dommages et intérêts à ce titre .

Si ces mêmes manquements sont ensuite à l’origine de la rupture du contrat de travail (notamment en cas de licenciement pour inaptitude physique), le salarié pourrait demander que son licenciement soit jugé sans cause réelle et sérieuse et solliciter le versement des indemnités afférentes (préavis, indemnité pour licenciement sans cause réelle et sérieuse).

En résumé, l’open-bar en matière de durée du travail des cadres au forfait en France n’existe que dans l’imaginaire de certains salariés et employeurs.

Il appartiendra à chacun d’eux d’être vigilant sur ce point afin d’éviter de mauvaises surprises !

 

Guillaume Escudié
Avocat à la Cour d’appel de Paris

source:www.village-justice.com