La Cour de cassation invalide les accords de forfait-jours au sein de plusieurs branches

Publié le 24 juillet 2023


  • Les dispositions, révisées en 2014, relatives au forfait-jours dans les services de l’automobile ainsi que celles applicables au personnel des prestataires de services du tertiaire n’ont pas résisté au contrôle de la Cour de cassation qui les a jugées insuffisamment protectrices le 5 juillet dernier. En revanche, dans la mesure où elles imposent à l’employeur de veiller au risque de surcharge de travail et d’y remédier, les dispositions de l’avenant de 2012 applicable aux employés du bâtiment ont reçu, le même jour, le feu vert de la chambre sociale.
Toute convention individuelle de forfait- jours doit, selon la jurisprudence, être prévue par un accord collectif dont les stipulations assurent la garantie du respect de durées raisonnables de travail ainsi que des repos, journaliers et hebdomadaires. Dans cet objectif, les dispositions conventionnelles doivent instituer un « suivi effectif et régulier permettant à l’employeur de remédier en temps utile à une charge de travail éventuellement incompatible avec une durée raisonnable » (v. Cass. soc., 14 déc. 2022, nº 20-20.572 B ; v. le dossier pratique -Temps trav., durée- nº 221/2022 du 8 déc. 2022). La Cour de cassation s’attelle à contrôler le respect de ces exigences au fur et à mesure que les contentieux se présentent à elle et de nombreux accords de branche ont déjà été invalidés sur ce point (v. le dossier pratique -Temps trav., durée- nº 222/2022 du 9 déc. 2022). Deux arrêts du 5 juillet complètent la liste de ces accords insuffisamment protecteurs, en épinglant l’avenant du 3 juillet 2014 à la CCN (convention collective nationale) des services de l’automobile et l’accord du 11 avril 2000 relatif à l’aménagement et à la réduction du temps de travail, attaché à la CCN du personnel des prestataires de services dans le domaine du secteur tertiaire. En revanche, au terme d’un troisième arrêt, l’avenant du 11 décembre 2012 à la CCN des Etam (employés, techniciens et agents de maîtrise) du bâtiment a passé le test avec succès.
 

Trois dispositifs conventionnels de branche examinés

À l’origine de ces trois affaires, trois salariés réclamaient la nullité de leur convention individuelle de forfait-jours, en raison de l’insuffisance des garanties prévues par l’accord collectif ayant institué ce dispositif. Étaient ainsi soumis à l’analyse de la Cour de cassation :

– l’avenant du 3 juillet 2014 à la CCN du commerce et de la réparation de l’automobile, du cycle et du motocycle et des activités connexes, ainsi que du contrôle technique automobile, du 15 janvier 1981 (nº 21-23.222). On rappellera que la chambre sociale s’est déjà prononcée en 2016 sur les dispositions antérieures à cet avenant, pour les invalider en l’occurrence (Cass. soc., 9 nov. 2016, nº 15-15.064 PB ; v. l’actualité nº 17206 du 23 nov. 2016) ;

– l’accord du 11 avril 2000 relatif à l’aménagement et à la réduction du temps de travail, attaché à la CCN du personnel des prestataires de services dans le domaine du secteur tertiaire du 13 août 1999 (nº 21-23.387) ;

– et l’avenant nº 3 du 11 décembre 2012 à la CCN des Etam du bâtiment du 12 juillet 2006 (nº 21-23.294).

C’est en effet au sein des dispositions conventionnelles de branche que doivent être prévues les garanties exigées par la jurisprudence, et non dans les conventions individuelles.

Deux dispositifs jugés insuffisants…

Concernant l’avenant à la CCN du commerce et de la réparation automobile et l’accord du 11 avril 2000 attaché à la CCN du personnel des prestataires de services dans le domaine du secteur tertiaire, la Cour de cassation est ferme : les dispositions que prévoient ces deux dispositifs conventionnels « ne sont pas de nature à garantir que l’amplitude et la charge de travail restent raisonnables et à assurer une bonne répartition, dans le temps, du travail de l’intéressé ».

• S’agissant de l’avenant du 3 juillet 2014 conclu dans les services de l’automobile, les dispositions conventionnelles « se bornent » à prévoir que :

– la charge quotidienne de travail doit être répartie dans le temps de façon à assurer la compatibilité des responsabilités professionnelles avec la vie personnelle du salarié ;

– les entreprises sont tenues d’assurer un suivi individuel régulier des salariés concernés et sont invitées à mettre en place des indicateurs appropriés de la charge de travail ;

– le respect des dispositions contractuelles et légales sera assuré au moyen d’un système déclaratif, renseigné par le salarié ;

– ce document fait apparaître le nombre et la date des journées travaillées ainsi que le positionnement et la qualification des jours non travaillés et rappelle la nécessité de respecter une amplitude et une charge de travail raisonnables ;

– le salarié bénéficie, chaque année, d’un entretien avec son supérieur hiérarchique dont l’objectif est notamment de vérifier l’adéquation de la charge de travail au nombre de jours prévu par la convention de forfait et de mettre en œuvre les actions correctives en cas d’inadéquation avérée.

• Situation similaire pour l’accord applicable aux prestataires de services du secteur tertiaire, qui se limite à prévoir que :

– l’employeur est tenu de mettre en place des modalités de contrôle du nombre des journées ou demi- journées travaillées par l’établissement d’un document récapitulatif faisant en outre apparaître la qualification des jours de repos (repos hebdomadaire, congés payés, congés conventionnels ou jours de réduction du temps de travail) ;

– ce document peut être tenu par le salarié sous la responsabilité de l’employeur ;

– les cadres concernés par un forfait- jours bénéficient chaque année d’un entretien avec leur supérieur hiérarchique, au cours duquel il sera évoqué l’organisation du travail, l’amplitude des journées d’activité et de la charge de travail en résultant.

… faute d’imposer un suivi effectif et régulier de la charge de travail

Deux dispositifs conventionnels distincts, et pourtant un seul et même écueil relevé par la Cour de cassation : le défaut de « suivi effectif et régulier permettant à l’employeur de remédier en temps utile à une charge de travail éventuellement incompatible avec une durée raisonnable ». Les dispositions des deux accords précités ne permettent donc pas de garantir la santé et la sécurité des salariés.

Il en résulte, selon la Haute juridiction, que les conventions individuelles de forfait conclues sur ce fondement sont nulles. En l’occurrence, les salariés, dans les deux affaires, étaient donc bien fondés à demander le paiement d’un rappel de salaire au titre des heures supplémentaires et de la contrepartie obligatoire en repos.

Autre conséquence : les partenaires sociaux des deux branches vont devoir renégocier les dispositions conventionnelles relatives au forfait-jours, afin de répondre aux exigences jurisprudentielles. D’ici là, les conventions individuelles en cours pourront toutefois continuer à s’appliquer, et de nouvelles conventions pourront tout de même être conclues sur la base de ces accords, mais l’employeur devra veiller, pour ce faire, à combler unilatéralement les lacunes de l’accord de branche invalidé par la Cour de cassation. Il devra, pour ce faire, établir un document de contrôle des jours travaillés (renseigné par le salarié mais sous la responsabilité de l’employeur), s’assurer que la charge de travail est compatible avec le respect des temps de repos quotidiens et hebdomadaires, organiser un entretien annuel sur la charge de travail, l’organisation du travail, l’articulation entre l’activité professionnelle et la vie professionnelle ainsi que la rémunération (C. trav., art. L. 3121-65).

Les dispositions relatives aux Etam du bâtiment jugées suffisamment protectrices

Contrairement aux deux affaires précitées, la Cour de cassation a considéré que les garanties prévues par l’avenant du 11 décembre 2012 applicable aux Etam du bâtiment étaient suffisamment protectrices pour permettre la signature, sur ce fondement, de conventions individuelles de forfait-jours.

En effet, cette convention collective prévoit notamment que :

– l’organisation du travail des salariés fait l’objet d’un suivi régulier par la hiérarchie qui veille notamment aux éventuelles surcharges de travail et au respect des durées minimales de repos ;

– un document individuel de suivi des journées et demi-journées travaillées, des jours de repos et jours de congés (en précisant la qualification du repos : hebdomadaire, congés payés, etc.) est tenu par l’employeur ou par le salarié sous la responsabilité de l’employeur ;

– ce document individuel de suivi permet un point régulier et cumulé des jours de travail et des jours de repos afin de favoriser la prise de l’ensemble des jours de repos dans le courant de l’exercice.

Or, précise la chambre sociale, ces dispositions, qui, contrairement aux deux autres accords précités, « imposent notamment à l’employeur de veiller au risque de surcharge de travail du salarié et d’y remédier », « répondent aux exigences relatives au droit à la santé et au repos et assurent ainsi le contrôle de la durée raisonnable de travail ainsi que des repos, journaliers et hebdomadaires ».

C’est très probablement l’aspect régulier et continu du suivi mis en place par ces dispositions conventionnelles qui a fait toute la différence, en ce qu’il permet à l’employeur d’apporter rapidement des ajustements à toute surcharge constatée. Régularité qui ne ressortait pas suffisamment des dispositions des deux accords invalidés mentionnés ci-dessus.

Notons que parmi les dispositions conventionnelles de branche soumises à la Cour de cassation lors des différents contentieux, seuls de rares accords ont été jugés conformes à ces exigences. Tel est le cas de l’accord du 28 juillet 1998 sur l’organisation du travail dans la métallurgie (Cass. soc., 29 juin 2011, nº 09-71.107 PBRI) ou encore l’accord ARTT de la banque (Cass. soc., 17 déc. 2017, nº 13-22.890 PB), auxquels vient donc désormais s’ajouter l’avenant du 11 décembre 2012 applicable aux Etam du bâtiment.

Cass. soc., 5 juill. 2023, nº 21-23.222, nº 21-23.387, nº 21-23.294 FS-B